(Comunicación pronunciada en las V Jornadas de la Asociación Española de Personalismo.
Madrid, Universidad San Pablo- CEU, 13-14 febrero 2009)
Préambule :
Notre réflexion s’inscrit dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler « l’inculturation » du personnalisme en Afrique. Elle prend en compte deux pôles inséparables, – dans la pensée personnaliste –, l’engagement politique et le spirituel, avec la distance[1] qui le sépare pour en faire, paradoxalement, des partenaires. Pour exister le spirituel a besoin de s’incarner. Une corrélation qui assure la liberté d’action au politique quand il intègre la personne dans sa démarche, en associant incarnation dans le monde et vocation spirituelle.
Parce qu’il est question d’un leader africain qui a tenté une expérience politique fondée sur les réalités sociales africaines, nous le présentons d’abord et exposerons, ensuite, son intuition socio-politique digne d’un fondateur.
I. Julius Kambarage Nyerere (1922-1999) : L’initiateur de l’Ujamaa
Julius Kambarage Nyerere est le fils de Nyerere Burito, le chef de la tribu des Zanakis. Il est né en avril 1922 au Tanganika. Le Tanganyika est alors sous mandat britannique depuis 1919. Après avoir obtenu sa maîtrise d’Histoire à l’Université d’Edimbourg en 1952, il devient instituteur, puis professeur d’Histoire au Tanganyika. D’où le surnom de Mwalimu (en swahili : enseignant) qu’il gardera, même dans sa carrière d’homme politique.
La création de la TANU (Tanganyika African National Union) en 1954 révèle ses intuitions de catholique de gauche, soucieux de réunir des groupes sociaux formés de chefs de tribus, de simples employés, d’étudiants et de paysans.
La TANUrevendiquera d’abord l’égalité des droits pour tous et, ensuite, l’indépendance. Sa méthode non-violente et le refus de toute haine contre les Indiens, les Britanniques ou les Arabes lui donneront plus de crédit au plan national et seront un atout dans sa politique étrangère. Ce mouvement obtiendra, en septembre 1960, soixante-dix sièges sur soixante et onze à l’Assemblée du Tanganyika. Le 1er mai 1961, Julius Nyerere devient premier ministre. Grâce à son influence politique, le Tanganyika sera le premier pays de l’Afrique orientale à obtenir l’indépendance au sein du Commonwealth, en décembre 1961. En 1962, Nyerere démissionne de son poste et réussit à être élu président de la République.
En 1963, Zanzibar aussi accède à l’indépendance, mais le sultan ne restera pas longtemps au pouvoir : en janvier 1964, il est déposé. Le 24 avril 1965, la fusion du Tanganyika et de Zanzibar donne naissance à la Tanzanie.
Du point de vue idéologique, Julius Nyerere va exalter le « socialisme africain » dans tout le pays. Ce socialisme africain. Qu’a-t-il d’africain ?
Dans son manifeste Ujamaa, la base du socialisme africain (1962), Julius Nyerere fait l’éloge de la communauté, de l’esprit communautaire, de la solidarité au sein de la grande famille (Ujamaa en swahili). Il appelle ses compartiotes à compter plus sur leur force, leur créativité, leurs énergies plutôt que d’attendre l’aide et les capitaux étrangers.
A partir de 1968, il impose le regroupement de villages en Ujamaa. Il prône le partage équitable des biens nationaux et, dans Les règles de conduite du parti (1971), il dénonce la corruption et le despotisme de certains cadres tanzaniens. Malgré l’arrivée massive des multinationales étrangères et le regroupement[2] de villages en Ujamaa, la Tanzanie aura du mal à faire face à la crise économique de 1974. Trois ans après, Julius Nyerere ne trouvera pas mieux que de changer le nom du parti : il s’appellera désormais Chama Cha Mapiduzi (CCM), en swahili, ce qui veut dire le Parti Révolutionnaire. L’Ujamaa sera la philosophie fondamentale de cette révolution communautaire : une idéologie hostile au capitalisme et une exhortation aux Tanzaniens à privilégier leur potentiel économique local.
Pour évaluer à juste titre l’enjeu politique de l’Ujamaa comme modèle du socialisme africain, essayons d’abord de le définir dans son contexte africain. Cette idéologie politique sociale à l’africaine sera-t-elle à la hauteur des attentes du peuple tanzanien ?
I.1. L’Ujamaa selon Julius Nyerere
Pour inciter son peuple à adhérer au socialisme africain, Mwalimu Nyerere va chercher des repères dans la tradition typiquement africaine. Jamaa, en swahili, signifie la famille, la communauté comprise comme famille élargie ou alors, selon sa philosophie, la société structurée à partir du modèle traditionnel de la famille africaine. Le préfixe nominal U– signifie, en swahili, la manière d’être, de vivre, comme…, l’esprit d’organisation en…, et dans ce contexte l’U-jamaa devra être ce processus d’organisation et de vivre ensemble à l’instar de la vie en famille (élargie) traditionnelle. Ce qui implique une société africaine où riches et pauvres partagent les joies et les peines, où chacun a de quoi manger, où tout le monde vit dans la dignité et peut compter sur les richesses de la communauté dont il est membre. Pour Julius Nyerere c’est cela le socialisme d’hier et d’aujourd’hui[3].
Le fondateur de l’Ujamaa se refuse à importer une idéologie étrangère. Il est soucieux de construire une société en développement, mettant en valeur l’organisation sociale traditionnelle tout en restant ouvert à la modernité. Selon lui, cette ligne de conduite permettrait à son pays d’affronter, avec lucidité, les défis du 20e siècle[4].
Vu sous cet angle, l’Ujamaa serait avant tout un état d’esprit, une attitude qui cherche à garantir la prospérité du peuple, indépendamment des richesses que chacun accumule pour soi. Pour y arriver, Nyerere met son peuple en garde contre l’exploitation de l’homme sous toutes ses formes : même le peuple indigent n’est pas à l’abri du capitalisme, prévient-il. Par contre, il souligne le besoin de mettre en commun les différents talents, les richesses et le service mutuel pour le bien-être de tous. Le leader de l’Ujamaa en appelle à une prise de conscience de ces valeurs qu’il estime déterminantes pour atteindre le but fixé par les institutions et la nouvelle organisation sociale[5].
Cette organisation sociale, rappelons-le, s’inspire de la famille élargie. Elle exclut toute forme de racisme, de tribalisme, d’intolérance religieuse et de discrimination. Ces pratiques étant absolument incompatibles avec le premier des principes de l’Ujamaa fondé sur l’égalité de tous au-delà de la tribu, de la communauté, de la nation, du continent africain. Pour le fondateur de l’Ujamaa, l’égalité entre les hommes est une valeur universelle. Selon lui, le vrai socialisme africain ne doit favoriser aucune forme de discrimination : il n’y a pas d’un côté les « frères » à servir et, de l’autre, les autres qui seraient perçus comme des ennemis à abattre. Car toutes les personnes sont membres de la famille élargie[6]. Le vrai socialisme africain invite à l’ouverture, à la sensibilité aux réalités des pays voisins, de tout le continent, car tous les hommes sont frères[7]. Dans ce sens, les richesses du pays devraient être réparties de manière à répondre aux besoins réels de chaque citoyen et contribuer au bien-être de tous. Un long processus que le fondateur de l’Ujamaa propose par étapes successives.
Quelles en sont les idées-forces ?
I.2. Les idées-forces de l’Ujamaa
Dans la Déclaration d’Arusha[8], la non-violence est posée comme un préalable incontournable en vue de cette politique dynamique et révolutionnaire initiée par Julius Nyerere. Pour lui, cette révolution suppose une conversion progressive des institutions en accord avec la philosophie de l’Ujamaa[9]. Julius Nyerere propose une démarche progressive fondée sur la non-violence. L’attitude contraire, c’est-à-dire la violence, serait un court-circuit et un grand un handicap[10] pour ce projet social dont l’objectif est la construction d’une nouvelle société authentiquement africaine.
Par contre le recours à la violence serait, selon Julius Nyerere, la dernière solution en vue de ramener à l’ordre ceux qui menacent la dignité des personnes et l’expression de leur liberté. Le choix préférentiel pour la non-violence implique la tolérance envers ceux qui ne partagent pas encore les principes du socialisme africain. C’est pourquoi, Mwalimu Nyerere propose sa vision du socialisme, tout en respectant le choix et l’adhésion progressive des Tanzaniens[11].
Pour plus de pragmatisme, Julius Nyerere fonde son projet de société de droit et de liberté sur le modèle traditionnel africain. Il estime que, pour exister, les Tanzaniens ne sont pas obligés d’imiter les modèles occidentaux et n’ont pas besoin de leur approbation[12] pour promouvoir un autre visage du socialisme. L’Afrique doit contribuer à l’édification d’une autre manière de vivre le socialisme, celui-ci n’étant pas un moule uniforme où se façonnent les cultures[13]. C’est cette ambition qui conduit le leader tanzanien à se démarquer du socialisme scientifique. Il envisage une « inculturation » du socialisme, avec des méthodes spécifiques à la Tanzanie[14].
I.3. L’Ujamaa et le « Scientific Socialism »
Peut-on envisager le socialisme sans référence au socialisme scientifique ? Julius Nyerere envisage cette rupture en montrant la différence entre le système qu’il propose et le socialisme scientifique tel qu’il est conçu par le marxisme léninisme soviétique[15].
En effet, pour Julius Nyerere, le marxisme-léninisme s’enracine philosophiquement dans la théorie du matérialisme dialectique, appelé matérialisme lorsqu’elle s’applique aux domaines social, politique et économique. Les tenants de cette théorie matérialiste historique estiment et enseignent que tout le lien social et économique se tisse sur le seul critère de productivité. Ce processus historique est considéré comme incontournable et, par conséquent, il s’érige souterrainement en dogmatisme.
C’est ce dogmatisme aliénant que dénonce le fondateur de l’Ujamaa car il se ferme à toute initiative personnelle. Il est comme un carcan, car l’individu n’a qu’un choix : s’y accommoder, s’y enfermer. Mwalimu Nyerere propose un deuxième choix : il préfère partir courageusement d’autres bases de référence et prône une autre voie où le changement social pourra s’opérer selon les modalités adaptées au contexte tanzanien. C’est cette rupture qui sous-tend son éthique du vivre ensemble selon le modèle de la famille africaine[16]. Ainsi rejette-t-il l’idée d’uniformité dans la vie pratique et les croyances ; il dénonce la rigidité du socialisme scientifique et lui reproche de prétendre s’imposer comme la seule voie qui conduit au « vrai socialisme ». Une tendance qu’il estime dangereuse du fait qu’elle devient une nouvelle religion où les écrits de Marx et de Lénine seraient ‘’paroles d’Evangile’’( Holy Writ in light ), à travers lesquelles toutes les autres pensées et actions socialistes devraient être appréciées[17].
Par ailleurs, Julius Nyerere reconnaît que les pensées de Marx et de Lénine sont utiles dans leurs méthodes d’approche et dans la profondeur de leur analyse sociale. Cependant il dénonce les dangers de cette New Theology qui ne saurait inspirer les initiatives locales, en Tanzanie. Les enseignements de ceux qu’il appelle les priests of marxism ne sont donc pas suffisants pour affronter la crise tanzanienne.
Le fondateur de l’Ujamaa estime donc que le projet des « prêtres du marxisme» ne correspond pas du tout aux réalités de son pays. La Tanzanie vit une situation différente de celle de l’Europe à l’époque de Marx et de Lénine. Vouloir coûte que coûte transplanter ces pensées en Tanzanie serait, selon lui, rejeter la situation humaine propre à l’Afrique et ignorer la valeur universelle du socialisme[18].
En revanche, Julius Nyerere va proposer, au nom de l’égalité de tous, une politique qui encourage la participation du peuple à l’organisation du pays. Tout le peuple est invité à prendre à bras-le-corps les initiatives en vue de promouvoir le changement dans la concorde, et à entériner les lois qui régissent le pays.
Un autre point d’achoppement entre l’Ujamaa et l’idéologie soviétique tourne autour de la religion. Selon Julius Nyerere, le socialisme scientifique n’accorde aucune valeur à la religion. Dieu ne serait qu’une idée qui surgit à un moment historique et qui disparaît naturellement comme une habitude puérile[19]. La religion vue du côté du socialisme scientifique est perçue comme un outil de la bourgeoisie pour opprimer la « masse inculte ». Pour le leader tanzanien le fossé est profond entre ces principes et les commandements de Dieu. Il se démarque de l’idéologie marxiste léniniste qu’il qualifier d’athéisme radical. L’Ujamaa se veut plus ouvert, plus inclusif, et prône la liberté de religion. Il est ouvert à toutes les croyances[20].
Là où le marxisme radicalise l’athéisme, l’Ujamaa offre à ses membres un cadre de liberté de religion. Dans sa vison de la liberté de religion, Julius Nyerere exclut le cas du fanatisme qui s’exprimerait au nom de la religion pour transgresser les Droits de l’Homme. Le leader tanzanien ne met pas en question de l’existence de Dieu. La liberté religieuse fait partie des droits fondamentaux de chaque citoyen : il suffit que quelqu’un choisisse sa religion et en vive dignement pour que l’Ujamaa y consente[21]. Car, explique-t-il, priver le citoyen d’une telle liberté serait une négation de l’essence même du mouvement.
Julius Nyerere s’attaque impitoyablement à d’autres points de la doctrine marxiste soviétique tels que le rôle de l’individu dans la société et les promesses du « Grand ciel ». Cette idéologie soviétique étouffe l’individu dans la collectivité et prétend être l’étape finale d’un processus où l’humanité vivrait comme une société sans classe, libre et pacifique. Elle promet un monde où il n’y aurait plus de prison, de police, ou de lois, parce qu’après quelques générations toutes les traces de la fragilité humaine – telles que la paresse, le marasme, la criminalité et tout orgueil – seraient complètement éradiquées[22].
Le fondateur de l’Ujamaa rejette ce rêve d’un socialisme complet qui ne respecterait pas les droits individuels. Il préfère l’élaboration d’un projet commun, soumis à la délibération du peuple, en vue de poser les jalons du travail social en Tanzanie. Pour Nyerere, ces jalons devront tenir compte de la diversité sociale : le socialisme se construit à partir des principes fondamentaux comme l’égalité, la démocratie, la « Self-Reliance » et non pas par des institutions rigides et des déclarations fallacieuses[23].
Quel contenu Julius Nyerere donne-t-il à ces principes fondamentaux ?
II. Les principes fondamentaux de l’Ujamaa
L’Ujamaa est fondée sur trois principes fondamentaux : l’égalité, la démocratie et la « Self-Reliance ». Mwalimu Nyerere en fera un programme politique pour soutenir son idéologie en vue de conduire son pays vers l’indépendance. Avant cette analyse, commençons d’abord par définir sa vision de la personne humaine.
Préambule : Le « Man »
Le fondateur de l’Ujamaa met la personne humaine au centre de son action sociale. Il estime que la personne humaine, le « Man », est le but de toute activité socio-économique. Le « Man » signifie, pour lui, tout le peuple qui forme la société : il symbolise toutes les différences de sexe, de couleur, de traits physiques, de capacités intellectuelles, etc. Ces différences sont des richesses et tous les hommes sont égaux par le fait même d’appartenir à une même société.
L’Ujamaa va bâtir son projet de société sur ce principe : mettre en valeur ces différences qui font partie des atouts potentiels en vue du bien commun. C’est avec cette vision du monde que Nyerere justifie la dignité du « Man », ce symbole du peuple. Le droit à cette dignité est une garantie de promotion sociale de tout le peuple. Cette dignité est bafouée quand le peuple vit dans l’extrême pauvreté et ne peut accéder aux soins médicaux ou vit dans l’ignorance des causes qui enveniment sa situation sociale[24].
Comment le principe d’égalité interfère-t-il entre le « Man » et d’autres secteurs économiques ?
II.1. L’Egalité
Il s’agit de l’égalité de tous les hommes. Pour Nyerere, l’égalité est la première valeur qui bat en brèche tous les motifs souvent avancés pour justifier la colonisation. Celle-ci est la négation même de l’égalité entre les gouvernants et les gouvernés[25].
Son combat, dira-t-il, a été et sera toujours un combat pour les Droits de l’homme. C’est pourquoi il s’oppose farouchement à toute tentative d’occupation. Ce principe est fondé, argue-t-il, sur le principe de l’égalité des êtres humains devant leurs droits et leurs devoirs[26]. Cette affirmation revient fréquemment dans les discours de Julius Nyerere comme un leitmotiv politique. Dans sa dénonciation du racisme et du colonialisme, il ne s’attaque pas seulement aux pays étrangers mais à toute forme de discrimination raciale, dont celles des « racistes africains » qui niaient l’égalité entre les Européens et les Asiatiques. Dans son message de septembre 1959, il donne son programme politique pour dire au monde les raisons de sa lutte en vue des Droits de l’Homme. Il sollicite l’appui des amis qui défendent les mêmes valeurs de par le monde. C’est avec eux qu’il espère rebâtir, une fois l’indépendance acquise, le visage africain du socialisme et gagner la confiance des autochtones[27].
Dans les rapports de la 36e session de l’Assemblée nationale du Tanganyika, en octobre 1960 et octobre 1961, il développe des arguments en faveur de sa politique contre le racisme et toutes les formes de discrimination[28].
Par exemple, dans la Constitution de la TANU, adoptée par la suite par le CCM (Cama Cha Mapinduzi : Mouvement Révolutionnaire) est stipulé ce qui suit[29] :
Entendu que la TANU croit :
a) que tous les êtres humains sont égaux ;
b) que chaque individu a droit à la dignité et au respect ;
c) que chaque citoyen fait partie intégrante de la Nation et qu’il a le droit de participer au gouvernement tant au niveau local, régional que national ;
d) que chaque citoyen jouit des droits de liberté d’expression, de circulation, de croyance religieuse et d’association, selon la loi ;
e) que chaque individu a le droit de recevoir de la société, protection et garantie de prospérité selon la loi ;
f) que chaque individu a le droit de vivre de son travail ;
g) que toutes les ressources naturelles du pays appartiennent à tous les citoyens : elles font partie du patrimoine légué à toute leur descendance ;
h) qu’il est normal que l’Etat garantisse la justice économique et organise un contrôle minutieux sur les principales ressources de production et
i) que l’Etat endosse la responsabilité d’intervenir activement dans la vie économique de la Nation de manière à garantir le bien-être de tous les citoyens. Pour cela il devra éviter toute forme d’exploitation des personnes ou d’un groupe par les autres. En outre, il veillera à éradiquer toute forme d’accumulation des richesses qui profiterait à une catégorie de classe sociale.
Ce principe d’égalité codifié dans les différentes Constitutions est donc fondateur dans le cheminement de la Tanzanie vers la démocratie. Il aura des conséquences socio-économiques significatives :
II.1.1 Egalité et économie
Nyerere part du principe d’égalité pour bâtir une politique des revenus. Celle-ci exclut toute prétention mathématique de fonder une société sans classes car – justice oblige – il faut savoir récompenser les talents personnels.
Pour le fondateur de l’Ujamaa, l’égalité économique signifie la prise en compte du revenu national brut, dans un pays pauvre comme la Tanzanie. Des efforts considérables devront être fournis en vue de réduire au minimum l’importance des inégalités qui existent entre le haut et le bas revenu des salariés. Car personne ne saurait, à lui seul, offrir le maximum de rendement de travail utile à la Nation. Il est injuste que certains aspirent à habiter dans des palais alors que d’autres ont du mal à trouver un logement[30].
Le leader de l’Ujamaa s’engage donc à combattre l’injustice sociale et à proposer une répartition harmonieuse des revenus entre les diverses catégories sociales.
Ainsi, encourage-t-il l’esprit du travail bien fait pour que chacun vive du travail de ses mains. Il estime que si chaque membre de la société apporte sa pierre à l’édifice, en vue du bien commun, les membres de toute la société peuvent en bénéficier, y compris les malades, les handicapés, les personnes âgées, les petits enfants, etc. Ceux-ci ont le droit de compter sur les efforts fournis par leurs concitoyens[31].
L’égalité dont rêve Julius Nyerere exclut toute forme d’exploitation. Elle implique le partage des fruits des travaux conjugués, avec une attention particulière aux besoins des plus démunis. Cette égalité n’est pas un simple nivellement de tous par le bas. Elle suppose, selon le leader tanzanien, un contrôle minutieux des ressources, des moyens de production et d’échanges commerciaux. Les outils de production doivent être contrôlés par la personne ou par le groupe qui en assume la responsabilité.
Quant aux grandes entreprises, elles nécessitent des responsables honnêtes qui soient capables de garantir l’égalité des chances pour tous les travailleurs, en valorisant les talents de chaque citoyen. C’est dans ce sens que le leader compte favoriser une entreprise commune qui servirait de moteur pour le gouvernement, des coopératives ou de toute autre forme d’organisation sociale en vue du développement.
C’est ici qu’il faut situer la dimension politique du principe d’égalité.
II.1.2. Egalité et politique
Le principe d’égalité facilite la politique de la bonne gouvernance en vue d’une organisation démocratique. C’est au nom de l’égalité que le peuple dispose d’une réelle souveraineté et l’exerce selon la législation. Les citoyens exercent librement leurs talents en tous les domaines, même dans le changement des lois qui les régissent, chaque fois que la nécessité sociale l’exige. Les citoyens agissent à égalité chaque fois qu’ils sont réunis pour élire leurs représentants, selon les normes constitutionnelles[32]. Aussi tout citoyen éligible est-il habilité à postuler à tous les sièges disponibles par la procédure du suffrage universel[33]. Une fois élus, les représentants du peuple disposent de tous les droits pour contrôler et innover dans le secteur où ils exercent leur compétence.
Le fondateur de l’Ujamaa estime que les trois dimensions (sociale, économique et politique) où s’applique le principe de l’égalité sont le lieu d’émergence du socialisme. Dimensions sans lesquelles le peuple s’enliserait dans la misère[34]. La dimension politique est celle qui conduit tout le peuple vers une vraie maturité démocratique.
II.2. La démocratie
Julius Nyerere définit le principe de démocratie comme corollaire au principe d’égalité. En effet, on ne saurait parler d’égalité entre les humains dans un contexte de domination d’un groupe social sur la majorité des citoyens. Le phénomène qu’il dénonce s’appelle « colonisation ». Il fustige les coloniaux qui entretiennent, avec la complicité des élites indigènes, un système autocratique contraire à toute notion d’égalité. Ce système est donc incompatible avec l’esprit de l’Ujamaa.
La démocratie suppose que le gouvernement appartient à tout le peuple comme une possession naturelle et inaliénable, sans être l’apanage d’une minorité (élite, riche, instruite ou une race spécifique, etc.). Elle suppose aussi que le gouvernement ne favorise pas la promotion matérielle ou culturelle d’une minorité mais celle des droits et de la prospérité de tous. Dans ce cas, la majorité doit inévitablement être consultée et les pouvoirs légitimes doivent venir d’elle. Un gouvernement qui ne serait pas constitué des représentants du peuple ne serait démocratique. Au contraire, il s’érigerait en système de répression[35].
Aux yeux du leader tanzanien, cette théorie de la démocratie est rationnellement fondée : étant donné que l’homme est un être rationnel et que tous les hommes sont égaux, le gouvernement par le peuple, issu du débat entre égaux est, de ce fait, la seule forme de gouvernement qui soit crédible[36].
Comme on peut le remarquer Julius Nyerere croit naïvement au système démocratique et l’estime théoriquement crédible et efficace. Comment envisage-t-il d’adapter ses principes à la situation concrète de la Tanzanie ? Comment va-t-il s’y prendre pour « africaniser » cette valeur de la démocratie ?
En effet, tous ses efforts de compréhension et d’analyse sont soutenus par la conviction selon laquelle les institutions issues de la démocratie libérale occidentale ne sont pas adaptées à l’Afrique en général, et à la Tanzanie, en particulier[37]. Nyerere saura-t-il réduire l’importante distance entre les théories démocratiques et les institutions issues du système colonial britannique ? Disons, au passage, que le système britannique préconisait le multipartisme comme une des voies vers la démocratie. Quant au leader tanzanien, il estime que dans le contexte de l’Afrique, pour les pays devenus indépendants, un seul parti rassembleur suffirait pour instaurer le système démocratique. La seule garantie serait, selon lui, de préserver les libertés des citoyens à former une opposition constructive. Que signifie pour lui l’« opposition constructive » ?
Tribune, un hebdomadaire britannique de juin 1960 reprend pour nous les arguments du leader tanzanien. Pour lui, l’idée selon laquelle la démocratie exige l’existence d’une opposition organisée contre le gouvernement est sans fondement. Car, explique-t-il, la démocratie a besoin des libertés pour exprimer une telle opposition et non de son existence en tant que parti[38]. Mwalimu Nyerere estime invraisemblable qu’il y ait, dans les pays récemment indépendants, un double système à long terme. Ce double système favoriserait l’émergence des mouvements nationalistes qui briseraient l’élan de l’égalité, de la démocratie et du développement intégral.
On le voit bien, le leader tanzanien préfère le parti unique au multipartisme que propose le système britannique. Il justifie son choix par le fait que les pays africains devenus indépendants ont besoin d’un système démocratique d’auto-gouvernance. La priorité serait donc, selon lui, de favoriser la dimension communautaire où les membres débattent de leur programme et des valeurs qu’ils comptent promouvoir. De ce débat surgiront des décisions proches des besoins du peuple. Le fondateur de l’Ujamaa aura du mal à mettre en place des institutions qui correspondent à cet idéal démocratique. Un idéal qu’il voulait adapter à la communauté africaine traditionnelle tout en étant ouvert à la modernité.
En 1962, Julius Nyerere proposera une organisation politique répondant à son projet démocratique, avec un unique mouvement national qui n’est, en réalité, qu’un parti unique. Celui-ci sera, selon le projet du leader tanzanien, la meilleure expression d’une profonde harmonie entre les membres de la société. C’est dans cette société que le principe de la démocratie pourra être réalisable.
En résumé : cet idéal démocratique tanzanien devra répondre à quatre critères fondamentaux :
- Garantir l’unité sociale de manière à éviter toutes les divisions qui engendreraient d’autres partis politiques au détriment du peuple.
- La création d’un unique mouvement national ouvert à tous les citoyens. Un mouvement qui s’engage dans la promotion du bien commun.
- Ce mouvement aura en son sein une Assemblée Nationale dont les membres seront élus par suffrage universel pour un mandat déterminé.
- Le débat contradictoire entre les membres du gouvernement et l’Assemblée Nationale devra contribuer à la concorde en vue du progrès social[39].
Julius Nyerere estime que ces caractéristiques de la démocratie représentative sont réalisables au sein d’un système politique à parti unique ; que son projet démocratique est solide et se justifie du fait que les citoyens disposent d’une pleine liberté de choix, une liberté au service de l’intérêt commun qui ne serait pas garantie dans le multipartisme. Ce dernier disperserait les projets, selon les intérêts de chaque parti politique, et c’est le peuple qui en ferait les frais[40].
Le changement constitutionnel opéré en 1965 va renforcer les ambitions politiques du leader tanzanien en prenant option pour le parti unique, la TANU. Les élections présidentielles qui ont sanctionné ce changement donnent au candidat unique 98% des voix. Certains analystes politiques considèrent cette élection comme une autre forme de démocratie : l’avantage pour le parti unique de décider que le principal leader cède ou se maintienne au pouvoir. Ce qui n’est pas déloyale, selon Enahoro[41].
Dix ans près, en janvier 1975, le Comité Central propose au gouvernement un amendement de la Constitution en vue d’élever la TANU au rang parti suprême. Très vite, elle devient l’instrument destiné à asseoir l’idéologie de l’Ujamaa.
Le sommet de cette initiative démocratique tanzanienne sera atteint avec la création du CCM (Chama Cha Mapinduzi, parti révolutionnaire), le 5 février 1977, une fusion de deux partis : l’Ujamaa et l’Afro-Shirazi Party. Volontariste dans sa conception de la démocratie, le leader tanzanien persiste dans sa logique selon laquelle le parti unique n’est pas un handicap pour la démocratie participative. Une conception qui demeure fragile mais innovante pour cette Afrique des années soixante.
II.3. « Self-Reliance » comme pédagogie socio-économique
Les années soixante connaissent des mutations politiques et économiques importantes en Afrique. La prise de pouvoir des leaders autochtones occasionne une sorte de bras de fer avec les investisseurs étrangers ; le passage du système paternaliste d’assistance à l’autonomie, à l’auto-financement n’est pas facile.
Comment le leader tanzanien va-t-il s’y prendre ?
Julius Nyerere décrète un plan quinquennal en vue d’une stratégie de développement local. Cette stratégie sera inscrite dans la Déclaration d’Arusha[42]. Elle privilégie le travail en vue de valoriser et de faire fructifier les ressources locales au détriment des aides étrangères. Il serait erroné de penser répondre aux besoins du peuple tanzanien en comptant exclusivement sur l’aide extérieure, précise Mwalimu Nyerere Car les besoins sont tellement nombreux que ces seules aides ne suffiraient pas pour les couvrir. Et même si cela était possible, cette dépendance nuirait à l’autonomie et à la liberté de choisir le système politique adapté à la situation locale[43]. D’où la responsabilité des tanzaniens face à leur destin : l’avenir de leur pays est dans leurs mains.
Julius Nyerere reconnaît, par ailleurs, l’importance de ces aides étrangères et n’y renonce pas de manière systématique. Dans sa pédagogie il ne souhaite pas encourager son peuple à se contenter des interventions économiques ponctuelles venant de l’extérieur. Il est plutôt question de développer les talents de chaque citoyen. Pour le leader tanzanien la vraie indépendance suppose, au préalable, une politique de contrôle sur les ressources locales et une implication effective de tous les citoyens dans la gestion des richesses du pays. Ce sont ces convictions qui sous-tendent sa philosophie du développement local. Nyerere est très lucide sur les enjeux du « Self-Reliance » dans le contexte tanzanien : les Tanzaniens doivent estimer leurs ressources économiques et les exploiter au maximum. Et pour accéder à la vraie autonomie, il faudra avoir les compétences professionnelles nécessaires afin de contribuer efficacement au développement intégral du pays. En plus de la compétence, il faudra avoir la loyauté pour accéder aux postes de décision en vue d’une réforme économique profitable à tous. Le leader tanzanien va donc tendre la main à tous ses compatriotes et aux étrangers qui seraient disposés à œuvrer pour cette « cause »[44].
Le « Self-Reliance » n’exclut donc pas l’apport économique des étrangers. Mais le fondateur de l’Ujamaa privilégie l’implication dynamique des Tanzaniens : ils sont attachés à leur terre et la connaissent mieux que les étrangers. C’est en mettant la main à la pâte, en conjuguant les efforts pour transformer leur milieu de vie avec l’appui des étrangers, qu’ils deviendront de vrais partenaires. En outre, Nyerere estime que ce partenariat est profitable à tous : à la Tanzanie et au monde extérieur. Pour cela il souhaiterait que l’initiative vienne de la base, à la mesure des besoins locaux et du cheminement vers une vraie autonomie[45].
Ces réflexions du leader tanzanien seront reprises dans le deuxième plan quinquennal, avec des applications concrètes et ciblées en vue d’améliorer les besoins primaires des citoyens : un régime alimentaire sain, une tenue vestimentaire correcte, un logement décent, une éducation de base accessible à tous, etc.
C’est à travers ce cheminement que Julius Nyerere situe la promotion, l’épanouissement et la reconnaissance de la personne humaine dans sa dignité inaliénable. Les étapes progressives de ce cheminement indiquent et permettent d’évaluer la vraie croissance économique d’un pays. Ainsi, lui-même va-t-il se tourner d’abord vers le secteur rural, spécialement vers le milieu agricole. Pour lui, le « Self-Reliance » repose sur quatre piliers principaux : le travail de la terre, le peuple, la politique sociale centrée sur la personne humaine, et des leaders responsables. La réalisation d’un développement intégral dépend de l’entraide mutuelle, dans le cadre d’un régime démocratique où règnent la justice sociale, la liberté,.
Mwalimu Nyerere va considérer l’éducation comme le moteur qui favorise ce dynamisme économique dans tous les domaines. Elle est la servante de tous les projets : elle est le lieu de prise de conscience et d’appropriation des valeurs telles que la liberté, le dialogue social, le respect du bien commun, l’ouverture aux autres (cultures), le respect envers autrui, etc. L’éducation va être comme le ferment dans la pâte : elle sous-tendra tous les principes de l’Ujamaa, spécialement le « Self-Reliance ». C’est elle qui inspirera toute action et l’accompagne dans la durée. Elle doit être pratique, car c’est en forgeant qu’on devient forgeron[46]. Les aides étrangères dont nous avons parlé ne peuvent remplacer tous les efforts physiques, intellectuels et spirituels qu’exige une telle éducation.
Dans la pensée du leader tanzanien l’éducation est un chemin de libération pour tout le continent africain. Un chemin qui ne devrait pas déraciner les Africains dans leur culture. Son objectif devrait viser la transmission de l’expérience et de la connaissance des us et coutumes aux jeunes générations de manière à promouvoir le développement à partir de ces fondamentaux culturels. Pour Julius Nyerere, il ne sert à rien d’élaborer des projets savants, fussent-ils en faveur de la paix universelle, si on est incapable de vivre en harmonie avec ses semblables. Vue sous cet angle, l’éducation a un objectif social : l’auto-formation se fait déjà dans une cohésion sociale qui valorise la communauté comme lieu de personnalisation.
En vrai pédagogue, Mwalimu Nyerere dénonce la « contre-éducation » que véhiculent certaines idéologies sociales : à ceux qui brandissent leur qualification professionnelle et qui revendiquent un traitement exceptionnel en contrepartie, il leur rappelle que l’humain n’a pas de valeur marchande– sauf les esclaves. Celui qui adopte cette attitude se « chosifie », s’identifie aux produits commerciaux en valorisant le prix de son savoir, de ses compétences au détriment de la communauté. Cette conception de l’éducation, estime-t-il, est un échec cuisant de toute la société. D’où l’urgence de former « autrement » les jeunes générations en proposant un système éducatif adapté aux réalités africaines : le système éducatif ne peut accompagner un enfant en l’isolant du système socio-économique dans lequel il vit. Dire que l’éducation doit être intégrée à la société est lieu commun. Mais, en fait, l’éducation fait inévitablement partie intégrante de la société. Aux enfants comme aux adultes, l’expérience de la vie apprend plus de choses que les livres et les maîtres[47].
Le leader tanzanien condamne toute éducation qui ne se limiterait qu’aux seules connaissances livresques. Il insiste sur le savoir vivre ensemble : « la vertu suprême consiste à coopérer avec autrui et à aider ceux qui éprouvent plus de difficultés que soi-même (…) L’enseignement officiel dispensé dans les écoles ou les cours pour adultes ne peut remplacer l’expérience de la vie acquise en dehors du système d’éducation. Aucun système scolaire ne peut non plus fonctionner efficacement s’il va à l’encontre des pratiques sociales[48]. »
Julius Nyerere est conscient que le système d’éducation scolaire est incontournable et indispensable pour la compréhension des mécanismes sociaux culturels. En effet, l’Afrique ne peut pas se fier exclusivement à ce qu’il appelle « apprentissage par la vie et l’action ». Comment tenir les deux bouts de la chaîne, c’est-à-dire, tradition et modernité ? « Nous ne pouvons revenir en arrière parce que la science moderne n’est pas répandue dans nos sociétés (…) Les techniques modernes de production, d’échanges et d’organisation étaient inconnues dans l’Afrique traditionnelle et sont encore ignorés par la majorité de nos adultes[49] »
Que choisir ? Le système officiel d’enseignement qui souffre du décalage entre le fonctionnement et le milieu social des élèves ou revenir à l’apprentissage par la vie et l’action dans la société qui « nous placerait dans un état d’arriération sociale et technologique tel que tout espoir de libérer les habitants de nos pays dans un avenir prévisible devrait être abandonné[50] » ? La réponse du leader tanzanien est inclusive : il faut combiner les deux systèmes, c’est -à – dire, envisager un système éducatif qui intègre l’enseignement de type scolaire à la société. Ce système servirait de catalyseur pour transformer, comme un ferment dans la pâte, cette société. L’éducation est donc un chemin de libération : selon le fondateur de l’Ujamaa, elle permet à l’homme de travailler « sur le pied d’égalité avec ses semblables, au développement du genre humain[51]. »
Il y a une cohérence de pensée dans ce projet : un appel à revisiter l’histoire des civilisations où l’action de l’homme se nourrit et inspire, en même temps, des théories, des inventions et de transformations socio-économiques. Tel est le défi qu’essaye de lancer Julius Nyerere à travers les principes fondamentaux de l’Ujamaa : égalité, démocratie et le « Self-Reliance ». Ce sont, au point de départ, des principes qu’il adapte aux traditions locales. Ils deviendront successivement des outils pédagogiques pour sensibiliser le peuple tanzanien à l’urgence du développement intégral et une arme pour asseoir la politique démocratique dans le contexte africain au service du monopartisme.
Du fait qu’il proclame à temps et à contre temps la primauté des valeurs spirituelles, le témoignage de Julius Nyerere est prophétique et mérite d’être mis en valeur. Le système politique que ces valeurs ont soutenu, a-t-il été efficace[52] ?
. En effet, si – selon l’esprit de l’Evangile – c’est à ses fruits qu’on reconnaît l’arbre, l’Ujamaa a désenchanté à cause, entre autres, du regroupement des villages. Au départ, il était proposé sur les bases de l’adhésion volontaire. L’Ujamaa ou l’esprit de vie familiale y proposait trois principes d’inspiration traditionnelle : le respect mutuel entre les membres, la propriété collective des biens essentiels, la redistribution périodique des richesses accumulées avec une priorité aux cultures vivrières.
Cette pratique de « villagisation » s’est généralisée en 1969 et fut rendit obligatoire depuis le mois d’août jusqu’en novembre 1974, l’armée transporta des millions de ruraux vers des terres en friches. Un échec pour l’Ujamaa qui voulait respecter le principe traditionnel de l’autonomie des villages en vue d’un développement, en privilégiant le « Man». Résultats ! En juin 1975, 65% de la population rurale était regroupé en villages. Toutefois les objectifs ne furent pas atteints sur le plan économique car la production vivrière était insuffisante : dans le domaine social et politique, les paysans pauvres n’ont pas amélioré leur condition.
On le voit bien, le fondateur de l’Ujamaa n’a pas dérogé à ces règles de conduite qui ne rendent pas l’action politique facile : cette tension entre le spirituel et le politique, le témoignage et l’efficacité. Ces réalités suscitent l’incompréhension moqueuse ou indignée des idéalistes, des opportunistes et des partisans, et place dans la position incommode celui qui s’engage avec courage « dans l’obscurité et le doute. Elles appellent à « fidélité créatrice »[53].
Dr Roger Rubuguzo Mpongo
Université Marc-Bloch de Strasbourg
9, place de l’Université
F- 67084 Strasbourg Cedex
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[1] Le Goff, J., « Totalité et distance, Spirituel et politique dans la réflexion de Mounier », Esprit, janvier 1983.
[2] Vers les années soixante-dix près de 90% des Tanzaniens vivent réunis dans 7 400 villages.
[3] « Both the ‘‘rich’’ and the ‘‘poor’’ individual were completely secure in African society. Natural catastrophe brought famine to everybody ~ ‘‘poor’’ or ‘‘rich’’. Nobody starved, either of food or human dignity, because he lacked personal wealth; he could depend on the wealth possessed by the community of which he was a member. That was socialism. That is socialism. », Nyerere j.k., Ujamaa. Essays on Socialism, Dar Es-Salaam : Oxford University Press, 1968, p. 3-4.
[4]Nyerere, j.k., Freedom and Socialism / Uhuru na Ujamaa, Dar Es-Salaam : Oxford University Press, 1968, p. 2.
[5]Nyerere j.k., Ujamaa. Essays on Socialism, p.8-10.
[6]Nyerere j.k., Ujamaa, p. 11-12, et dans Freedom and Socialism, p.4.
[7]Nyerere j.k., Ujamaa,.Essays on Socialism, p.12.
[8] Arusha est une ville du nord-est de la Tanzanie (160 000 habitants). Elle est située au pied du mont Meru (4 555m.) dans un cadre et un climat agréable. Arusha est devenue, au fil des ans, un lieu emblématique : une cité vouée au règlement des conflits. Elle a été le cadre de cette déclaration d’Arusha (5 février 1967) dans laquelle, en plein conflit Est-Ouest, le président tanzanien Julius Nyerere affirmait la volonté de son pays et du continent africain de s’affranchir des idéologies étrangères et de suivre un modèle social spécifique.
[9] Idem, Ujamaa, p.104.
[10]Nyerere j.k, Feedom and Unity / Uhuru na Umoja, Dar es Salaam, Oxford University Press, 1966, p.207.
[11]Nyerere j.k., Freedom and Socialism, p.25.
[12]Ibidem, p.40.
[13]Nyerere j.k., Freedom and Socialism, p. 20-21 et dans Ujamaa, p.87.
[14] “We shall be trying to create something which is uniquely ours, and by methods which may be unique to Tanzania”, Freedom and Socialism, p.2.
[15] Bienen, H. Party Transformation and Development, Princeton, Princeton University Press, 1970, p. 244-245.
[16]nyerere, j.k. Freedom and Socialism, p.14-16.
[17]Ibidem, p.3.
[18] Ibidem, p.5.
[19] Une lecture que confirment Bucharin N. et Prebobrazhensky, E. in : ABC of Communism, p.300.
[20] “In our party we have atheists, we have Moslems, we have Christians,…we regard religion as should involve our members in question : is there a God ?” Enahoro, P. “African Socialism”: An interview with Julius Nyerere, in Africa 6, (1972), p.60. La Tanzanie comprend aussi quelques Hindouistes et les religions traditionnelles.
[21]nyerere, j.k., Freedom and Socialism, p.12-14.
[22] « There will be no prisons, police, or law because after a few generations of education all relics of the past, such as sloth, slackness, criminality, and pride will be stamped out » in, Bucharin N. et Prebobrazhensky, E. ABC of Communism, p.119.
[23] Nyerere J.K., Freedom and Socialism, p.23.
[24] “There is no human dignity in extreme poverty or debilitating disease –nor in the ignorance which buttresses these things” Nyerere, j.k. Freedom and Unity, p.15 et p.139.
[25]Pratt, C, The Critical Phase in Tanzania 1945-1968. Nyerere and the Emergence of a Socialist Strategy. London, Cambridge University Press, 1976, p.63.
[26] “Our struggle has been, still is and always will be a struggle for human rights. As a matter of principle we are opposed, to one country ordering the affairs of another country against the wishes of people of that other country… Our position is based in my belief in the equality of human beings and in the equality of citizens, in their rights and duties as citizens”. Nyerere, j.k, Freedom and Unity, p.75-80
[27] “We are telling the world that we are fighting for our rights as human rights as human beings. We gained the sympathy of friends all over… We are going to turn around then, tomorrow after we achieved independence and say, “to hell with all this nonsense about human rights; we were only using that as tactic to harness the sympathy of the naive? Idem, p.70.
[28]Tanganyika National Assembly Official Report, 36th Session, vol I, cols 334-335, 18 october 1960 ; vol.V, col.333, 18 october 1961.
[29] C’est nous qui traduisons. TANU Constitution, art. II, Interim Constitution of Tanzania, Dar Es-Salaam : Government Printer, July 1965, n° 43, p.42-43. L’article est repris textuellement dans CCM Constitution, 1977 et dans United Republic of Tanzania Constitution, 1977.
[30] “ Can one man do work which is 100 times more valuable than of another ? …Does anyone need a palace while another receives only a ‘bedspace’.” Freedom and Socialism, p.6-7.
[31]Ujamaa, p.15-16.
[32]Nyerere, j.k Freedom and Socialism, p.5.
[33]Nyerere, j.k Freedom and Unity, p.207 et p.262.
[34] « Unless this so socialism cannot exist ; it would collapse through its own poverty », Freedom and Socialism, p.6.
[35] “Government belongs to all the people as a natural and inalienable possession, it is not the property of a minority, however elite or wealthy or educated and whether uni-racial– Government is properly instituted among men not to secure the material or cultural advantages of the few, but to promote the rights and welfare of many. Therefore the many must inevitably be genuinely consulted, and the just powers of government derived from them. Government by representatives is whose selection most for the governed have not part is not rule but repression” Nyerere, J.K.“The Entrenchment of Privilege”, in Africa South 11, 2 (January-March, 1958, p.47).
[36] “Democracy, or government by the people, is a system on theory-on reason– and can be defended rationally. Gives that man is a rational being and that all men are equals, democracy– is indeed the defensible form of government.” Nyerere, j.k Democracy and the Party System, Dar Es-Salaam, 1963, p.16.
[37]Pratt, C, The critical Phase in Tanzania, p.66-67.
[38] “Will Democracy work in Africa ?”, Tribune (London), June 1960.
[39]Idem. p.70.
[40]Nyerere, j.k, Freedom and Unity, p.200.
[41] “Perhaps that is one advantage of our single-party people felt that the top leadership have gone… It will go ! You can’t call it treason. Some of our earlier leaders have gone… It would not be regarded as treason.” Enahoro, P., « African Socialism », Africa6 (1962), p.61.
[42] Tanganyika, FiveYear-Plan for Economic and Social Development Ist July, 1964 – 30th June, 1969, vols. 1&2, Dar Es-Salaam; Government Printer, 1964.
[43] « We are making a mistake to think that we shall get money from other countries; first because in fact we shall not be able to get sufficient money for our economic development; and secondly, because even if we could get all that we needed, such dependence upon others would endanger our independence and our ability to choose our own political policies », Nyerere, j.k Ujamaa, p.25.
[44] « (…) we should be ready to use all people who are able to contribute towards these objectives », Nyerere, j.k., Freedom and Socialism, p.386-388.
[45] « We are saying: ‘here is land, here we are; this is the amount of knowledge, skill and experience we have ; and this is the amount of money we have to spend on supplementing our skill and knowledge or on buying more advanced machines. Now let us get on with it’. And we are saying to other people: ‘This is what we are doing; if you want to help us, do this and this and this, for that is what we need most at this stage. », Ibidem, p.388.
[46] “(…) pupils will learn new skills which are relevant to their future life, and adopt a realistic attitude to getting their hands dirty by physical labor. They will learn by doing.” Nyerere, j.k., Ibidem, p. 410-411.
[47] Julius Nyerere, Education et libération. Extrait du discours publié dans Jeune Afrique, n°765 du 5 septembre 1975, repris dans Eglise et mission, décembre 1979, p. 21-24.
[48] Ibidem, p. 23.
[49] Ibidem, p. 24.
[50] Et Julius Nyerere de préciser : « Je n’ai pas dit que la formation de type classique était mauvaise, inutile ou dépourvue d’importance. Je n’ai pas dit non plus que la formation professionnelle et technique n’était pas importante. Ce que j’ai voulu suggérer, c’est que l’éducation ne doit pas être considérée uniquement, ni même essentiellement, comme un problème relevant des écoles ou comme un moyen de faire progresser la connaissance et les techniques » Ibidem.
[51] Ibidem.
[52]Emmanuel Mounier évoque souvent ce thème. Voir l’article de 1945 : « Témoignage et efficacité », repris dans le Bulletin des amis d’Emmanuel Mounier, 29, mars 1967.
[53] L’expression est de Gabriel Marcel. Emmanuel Mounier la reprend dans la profession de foi lorsqu’il justifie son attitude sous Vichy. Lire son article « La France entre la fidélité et l’imagination » (mai 1941).